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article:in_memoriam_-_l_amplificateur_d_energie_nucleaire_de_carlo_rubbia

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Publié dans La Gazette Nucléaire, No. 209/210, novembre 2003.

In memoriam: L'amplificateur d'énergie nucléaire de Carlo Rubbia (1993 - 2003)

Le 24 novembre 1993, alors qu'il est encore Directeur général du CERN, le physicien des particules Carlo Rubbia crée un précédent extraordinaire bousculant toutes les traditions scientifiques : Usant du prestige de son prix Nobel il s'adresse directement à la presse et au grand public pour annoncer que lui — tout seul — aurait trouvé une solution radicale et définitive à tous les problèmes de l'énergie nucléaire. Devant plusieurs chaînes de télévision et des dizaines de journalistes ébahis, il expliqua que sa technique (qu'il vient de breveter) produit une énergie nucléaire sûre, sans déchets radioactifs, et sans risques de prolifération des armes nucléaires.

En fait, Carlo Rubbia venait de réinventer l'eau chaude, un concept de réacteur aussi vieux que celui des centrales nucléaires actuelles. Dans celles-ci le combustible est maintenu dans un état «critique» stable (k=1) car la réaction en chaîne y est normalement stabilisée par des contre-réactions neutroniques et thermiques. La «découverte» de Carlo Rubbia était qu'un apport de neutrons extérieur au combustible peut conduire à une production nette d'énergie dans un système où le combustible reste, en principe, constamment dans un état «sous-critique» (k<1), ce qui éloigne, a priori, le risque d'une explosion nucléaire (k>1). Comme en théorie la réaction en chaîne s'arrête automatiquement lorsque la source extérieure est suprimée, ce système peut être considéré comme un «amplificateur» où l'énergie nécessaire au fonctionnement de la source est «multipliée» par un facteur G = 1/(1-k), qui peut être très grand si k est proche de 1.

Comme source exterieure de neutrons on peut prendre un accélérateur de particules, par exemple de protons qui produisent des neutrons par spallation en frappant les noyaux d'une cible lourde, par exemple de plomb ou de bismuth. C'est le concept de réacteur hybride de spallation-fission remis à l'ordre du jour par Carlo Rubbia. Mais cette source pourrait tout aussi bien être un réacteur de fusion thermonucléaire, ce qui correspond à un hypothétique hybride fusion-fission, ou alors un laser ultra-puissant, voire des particules d'antimatière — autre idée avancée par Carlo Rubbia. La discussion du projet d'amplificateur d'énergie s'applique donc à tout un ensemble de systèmes nucléaires hybrides, qui sont régulièrement remis à l'ordre du jour dans les débats sur l'avenir de l'énergie nucléaire.

Schéma de principe du rubbiatron

La réaction de la communauté électronucléaire ne se fit pas attendre. Le 9 décembre 1993 déjà, le très influent Nucleonics Week publia une réplique qui, dix ans après, est d'autant plus remarquable que toutes les critiques faites se sont avérées essentiellement correctes. En effet, le principal avantage théorique du rubbiatron, la sous-criticité, est dans la pratique une illusion technologique : Pour fonctionner, le système doit être amené dans un état proche de l'état critique, ce qui signifie que la production de déchets nucléaires, les risques de dérives neutroniques pouvant conduire à des accidents de criticité, la chaleur résiduelle à évacuer après un arrêt normal ou accidentel de la machine, etc., sont comparables à ceux d'un réacteur ordinaire utilisant le même combustible nucléaire.

En un mot, le rubbiatron n'est pas «intrinsèquement sûr,» notamment du fait que l'élimination des contre-réactions neutroniques au profit d'une source extérieure de neutrons peut facilement conduire à des situations très dangereuses, surtout lorsque le coefficient k est supérieur à 0.95. Pour cette raison, il est impossible de construire un amplificateur d'énergie avec un gain G élevé (e.g., k>0.98). La partie «accélérateur» du système (en théorie très modeste si k pouvait être proche de 1) est donc nécessairement très lourde et coûteuse, de sorte que le rubbiatron ne peut pas être une source d'énergie économiquement compétitive.

De surcroît, les autres «avantages» du rubbiatron se sont révélés être tout aussi illusoires dès le départ : Par un procédé habile mais pas très honnête, Carlo Rubbia a attribué à son système des qualités qui ne sont pas fondamentalement liées à son projet de réacteur hybride, mais à des choix techniques tels que celui du thorium au lieu d'uranium comme combustible (ce qui évite la production du plutonium), ou d'un spectre de neutrons rapides plutôt que thermiques (ce qui permet de détruire certains déchets nucléaires). Il en résulte qu'en prétendant résolus les problèmes liés à ces techniques — alors qu'elles sont encore à l'étude — il a donné l'impression que son système réunissait tous les avantages du nucléaire, avec un minimum d'inconvénients.

Il est donc surprenant que la proposition de Carlo Rubbia aie reçu un acceuil tellement enthousiaste, tant auprès des parlementaires et dirigeants politiques, que du grand public en général. Probablement du fait qu'il insufflait un vent nouveau dans un milieu passablement déprimé, les industriels et autres professionnels du nucléaire laissèrent faire…

C'est ainsi que toutes sortes de projets virent le jour, tous aussi délirant d'optimisme les uns que les autres. Par exemple, pour l'Espagne, Carlo Rubbia développa une stratégie promettant une auto-suffisance électronucléaire et une élimination totale des déchets en quelques décénies. La démonstration devait être faite dans l'état d'Aragon, où une société privée avec participation gouvernementale (LAESA, Laboratorio del Amplificador de Energie SA, en anglais «European Laboratory for the Energy Amplifier») fût créée. Au comble d'un battage politico-médiatique inouï, qui vit même la participation inopinée du Prix Nobel Georges Charpak, le Professeur Juan Antonio Rubio de l'université de Saragosse annonça le 27 avril 1997 dans Heraldo di Aragon : «Un prototype 100-250 MW en 2002!» En réalité, la faillite de LAESA fut discrètement annoncées le 27 Septembre 2001 dans El Mundo, alors que depuis plus de deux ans il n'y avait plus eu de contact entre LAESA et Carlo Rubbia…

Pendant ce temps, le groupe Rubbia au CERN produisit une quinzaine de rapports, tous aussi optimistes les uns que les autres, présentant notamment comme des avancées scientifiques majeures les résultats d'expériences très simples comme FEAT et TARC (qui vérifièrent — chose que l'on savait déjà depuis 1950 — que dans des conditions favorables la production d'énergie et la transmutation de déchets nucléaires étaient possibles avec un accélérateur). Mais ce fut un feu de paille, les dernières publications substantielles remontant à 1998–99. Depuis, la seule activité du CERN en rapport avec le rubbiatron est l'expérience nTOF qui mesure des sections efficaces dans des domaines d'énergie et de précision qui à ce jour n'étaient accessibles qu'aux militaires.

Une étape importante pour le rubbiatron fut une audition ouverte à la presse de l'Office parlementaire pour l'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Présidée par Claude Birraux, cette audition du 21 novembre 1995 rappella les avantages théoriques du concept, développa les critiques faites depuis 1993, et mis l'accent sur les problèmes de sécurité et les liens avec la prolifération des armes nucléaires.

C'est ainsi que l'audience fut étonnée de constater à quel point Carlo Rubbia était «naïf» sur les risques de détournements à fins militaires de son système, alors qu'il est facile de vérifier qu'un simple accélérateur de production d'isotopes médicaux peut être utilisé pour fabriquer des quantités non négligeables de plutonium ou du tritium. De plus, en usant de certaines astuces élémentaires, par exemple en irradiant un échantillon d'uranium enrichi, on peut facilement décupler la production neutronique d'un petit accélérateur, et de la sorte transformer 1 kg d'U-235 en 10 kg de plutonium! C'est justement sur un système de ce genre-là auquel travaillaient les scientifiques yougoslaves du laboratoire de Vinca près de Belgrade, système élaboré en collaboration avec des scientifiques liés au CERN, et controllé par un comité scientifique présidé par un ex-chef de divison du CERN, Gunther Plass. L'aventure se termina la nuit du 21 au 22 août 2002, quand des inspecteurs de l'AIEA, encadrés par l'armée américaine, saisirent à Vinca la totalité de l'uranium enrichi qui s'y trouvait (48 kg, de quoi faire jusqu'à 400 kg de plutonium). Cette intervention contraire au droit international, qualifiée d'acte de «guerre préventive» par les Etats Unis, est maintenant considérée comme un tournant historique. En effet, avant même l'invasion de l'Irak, elle fut suivie par la décision des Nord-Coréens d'annoncer publiquement la reprise de leur programme nucléaire militaire (qui, faut-il le rappeller, fait pâle figure devant les capacités des Sud-Coréens dans ce domaine, lesquels en sont déjà à étudier un hybride spallation-fission, idéal selon eux pour la transmutation des déchets, mais tout aussi bon pour une éventuelle production de tritium).

En ce qui concerne la sécurité, la discussion abonda sur un des points faibles du rubbiatron : L'interface entre l'accélérateur et le réacteur, c'est-à-dire la fenêtre de tungstène qui sépare le vide du plomb fondu. En particulier, des calculs détaillés effectués par Jacques Maillard et son étudiante de thèse Fabienne Bacha montraient qu'une telle fenêtre pouvait se rompre au bout de quelques heures en raison de l'intense bombardement par les protons accélérés. Il fallu attendre la première expérience tant soit peu réaliste, l'expérience LISOR au Paul Scherrer Institut (PSI) près de Zurich, pour vérifier que leur prédiction était correcte. Le 5 juillet 2002, après 36 heures d'irradiation à pleine puissance, la fenêtre se fendit, et un jet de plomb-bismuth fondu légèrement radioactif arrosa l'appareillage. Les scientifiques et la direction du PSI essayèrent de garder le silence sur cet «incident,» et il a fallu mon intervention personnelle pour que certains détails techniques soient publiés en janvier 2003.

Bien évidemment, Carlo Rubbia avait depuis longtemps trouvé la solution: Pour éviter les problèmes de fenêtre, il suffit de la suprimer. C'est l'option retenue pour le dernier projet d'amplificateur d'énergie encore en vie, basé sur un design élaboré par la société italienne ANSALDO Nucleare, pour lequel des survivants du groupe Rubbia au CERN ont fait quelques calculs de neutronique. Mais si la fenêtre est suprimée, c'est une enceinte de confinement qui est rompue! Et pomper les vapeurs résiduelles, c'est vouloir capturer et traiter en ligne le très toxique polonium-210 qui est produit lorsque des protons ou des neutrons bombardent un mélange de plomb-bismuth…

Aujourd'hui, à l'exception du projet de démonstration sponsorisé par ANSALDO Nucleare et quelques expériences au réacteur de recherche TRIGA en Italie, ainsi qu'une ou deux études théoriques financées par la Commission Européenne, on peut dire que l'amplificateur d'énergie est mort. Carlo Rubbia a retrouvé son rôle de locomotive de grand projets, à la fois chairman du groupe de travail de la Commission Européenne sur les systèmes nucléaires pilotés par accélérateurs (TWG22), et porte-parole d'une expérience de physique fondamentale avec des neutrinos (ICARUS). Certes, il y a des expériences comme LISOR, et sa suite MEGAPIE, qui développent des composants ou des procédés qui auraient pû faire partie d'un rubbiatron. Mais ceux-ci sont essentiellement développés en vue d'une éventuelle transmutation des déchets nucléaires, ou de la production de matières nucléaires spéciales à fin médicales ou militaires à l'aide d'accélérateurs de particules.

En conclusion, l'essor et la chute du projet d'amplificateur d'énergie de Carlo Rubbia est un événement important qui mériterait une analyse détaillée par des sociologues et des historiens des sciences. Il s'agit en effet d'un événement qui illustre à loisir les disfonctionnements du système scientifique (où un leader peut entrainer ses pairs sur une fausse piste sans jamais devoir rendre de comptes), des médias (où le prestige d'un prix Nobel conduit à une adulation aveugle), du monde politique (où les élus sont facilement manipulés par des fortes personalités), des grandes institutions (où les mandarins ont plus de poids que les arguments objectifs), que de la société humaine tout court (où les travailleurs honnêtes et les scientifiques intègres sont écrasé par les ambitions des grands chefs). Néanmoins, on peut se féliciter que certaines soupapes aient fonctionné, par exemple l'audition parlementaire présidée par Claude Birraux, ou le courage de certains scientifiques isolés qui ont pris sur eux de tenir tête à un Prix Nobel particulièrement représentatif d'un monde scientifique dominé par la recherche du pouvoir sous toutes ses formes.

Andre Gsponer

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